«Le rire est étouffé»
Le metteur en scène Olivier Tambosi parle de «Cabaret»
«Cabaret» a été créé en 1966 et se déroule au début des années 1930. Comment s'adapte-t-il à notre époque?
Il y a plusieurs aspects. Tout d’abord, la qualité artistique qui le rend intemporel. «Cabaret» est l'une de ces pièces où tu ne te demandes pas s'il s'agit d'une comédie musicale, d'un opéra, d'un «Singspiel», ou d’une pièce de théâtre avec de la musique... «Cabaret» est tout simplement du grand théâtre musical. Il présente de grandes scènes d'action où aucune note de musique ne retentit. Puis, il y a des chansons incroyables qui ont fait le tour du monde. Parfois, il y a un chevauchement où l’on parle dans la musique et on remarque à peine la transition entre les parties parlées et les parties musicales. Un peu comme avec Stephen Sondheim, dont nous avons monté «Sweeney Todd» il y a quelques années au TOBS! – lui aussi un grand maître, dont les œuvres se distinguent de la masse des comédies musicales souvent interchangeables.
Mais «Cabaret» s'inscrit dans notre époque, surtout par son contenu. Je connais certes la pièce depuis longtemps, mais le regard que je portais sur elle dans le passé était différent. En tant qu'auditeur, fan et amateur de musique, je m'y suis intéressé très jeune, ayant été informé à l’école de manière approfondie sur la Seconde Guerre mondiale, le Troisième Reich et l'Holocauste. Ces connaissances m’avaient été transmises à l'époque avec l'attitude que tout cela appartenait au passé, que cela ne reviendrait plus, que nous avions appris notre leçon et que nous étions vigilants. Cette vigilance était alors considérée comme acquise. Mais lorsque j'ai commencé à m'intéresser à la pièce en tant que metteur en scène, une chose est devenue impossible à ignorer: la pièce résonne aujourd'hui avec une actualité presque oppressante. Nous vivons une époque où le radicalisme regagne du terrain. La peur de l'étranger pousse à nouveau les gens vers les populistes de droite. À cet égard, nous nous retrouvons face à une situation similaire à celle du début des années 1930.
«Cabaret» se déroule à cette époque, juste avant l'arrivée au pouvoir des nazis. L’action se situe à Berlin, où existaient de nombreux cabarets en sous-sol où l'on faisait des blagues politiquement incorrectes et où les artistes, souvent juifs, devaient se démener. Ils devaient à la fois retenir l'attention d’un public intellectuel exigeant et critique, tout en divertissant un nombre croissant de nationaux-socialistes. On se moquait d'eux avec un humour subtil et à double sens, qu’ils ne comprenaient pas et qui, de ce fait, échappait à toute sanction. Ces clubs offraient une grande variété de spectacles: des performances musicales et avant-gardistes, de l'opérette légère, du cabaret satirique mordant, des éléments érotiques, des danses nues, et parfois même des contenus pornographiques. Toute cette époque a été dépeinte de manière saisissante par les créateurs de «Cabaret» Kander, Ebb et Masteroff, et, auparavant, par Christopher Isherwood dans ses nouvelles. Sans oublier John Van Druten, dont la pièce de théâtre «I Am a Camera» représentait une étape intermédiaire et a également servi de modèle pour «Cabaret».
Mais les auteurs décrivent aussi l'autre côté. La misère et la pauvreté étaient grandes à cette époque, et beaucoup de gens luttaient pour leur simple survie, tandis que la prostitution faisait partie du quotidien. C’est dans cet environnement que les nationaux-socialistes ont gagné en puissance, tirant profit des peurs des gens.
Dans quelle mesure ces conflits sont-ils présents dans «Cabaret»?
Ils sont très présents. C'est une pièce qui traite très concrètement de la veille du Troisième Reich et qui montre comment non seulement la situation politique, mais aussi les petites relations humaines échouent à cette époque. D'une part, il y a la logeuse allemande Fräulein Schneider et le marchand de fruits juif Herr Schultz. Ils s'aiment, mais soudain, elle décide de ne plus l'épouser, car tous ses voisins et amis sont nazis. Elle craint de perdre sa licence de location si elle se marie avec un Juif. Elle pense: «Je dois être réaliste, je dois être raisonnable.» Puis, il y a l'autre histoire d’amour, celle entre Cliff et Sally. Leur relation échoue parce que Sally dit: «En quoi la politique nous concerne-t-elle? Nous voulons juste nous amuser.» Mais Cliff répond: «S'il te plaît, tu ne lis pas les journaux? Réveille-toi, regarde ce qui se passe dehors.» Cela existait déjà dans les années 1930: Beaucoup de gens ne voulaient tout simplement pas voir ce qui se passait. Malheureusement, je constate que cette attitude est encore très fréquente aujourd'hui, autant chez les jeunes que chez les personnes plus âgées.
Lors de la création en 1966, la situation était encore tout autre.
Oui, à l'époque, on protestait contre la guerre du Vietnam, mais on croyait en tout cas avoir dépassé l'esprit des années 1930 et 1940. En tant qu'intellectuels dans la société, la politique, l'économie, partout, on pensait être dans une dynamique vers un avenir meilleur. La pièce «Cabaret» pointait quelque chose de terrible, quelque chose qui s'était produit une fois, mais que l'on croyait désormais appartenir définitivement au passé. Toutefois, il est désormais évident que nous en sommes à nouveau là. Le compositeur John Kander, qui a aujourd'hui 97 ans, a déclaré dans une interview il y a quelques années qu’il souffrait vraiment du fait que sa pièce «Cabaret» soit à nouveau si actuelle.
Cela se reflète-t-il dans la mise en scène?
La pièce elle-même le reflète, le message est déjà là. Il a toujours été présent dans toutes les représentations de «Cabaret». Il y a des passages où l'on rit et d'autres où l'on pleure. Et puis, il y a des passages où l'on commence à rire, mais où le rire est étouffé. Ces auteurs géniaux ont délibérément conçu cela; il n'y a pas besoin d'un metteur en scène pour inventer quelque chose comme ça. Il n'est pas non plus nécessaire de mettre en scène un condensé des émissions d'information actuelles pour que le public comprenne. Je dois souligner ces élements sur scène, afin qu'ils soient bien reçus et suscitent des émotions, sans pour autant gâcher le plaisir du public. Le mot «plaisir» n'est pas forcément à prendre littéralement. Le théâtre est tellement magique qu'il a toujours abordé les sujets les plus cruels et bouleversants, et ce, depuis l'Antiquité.
Il nous montre des tragédies familiales, des histoires de guerre, la cruauté humaine. Et pourtant, le théâtre est quelque chose qui nous captive et nous saisit toujours, car il a la capacité de transmettre ces choses de manière poétique. Lorsque le rideau se lève, nous créons un autre monde. Nous racontons une histoire et, d'une certaine manière, celle-ci est toujours un conte de fées. Certains de ces contes sont simplement beaux, mais d'autres nous rappellent très concrètement ce qui se passe actuellement dans notre monde, sur notre globe. Toutefois, cela ne me dispense pas, en tant que metteur en scène, de produire de la magie sur scène et de susciter des émotions.
Comment se passe le travail avec l’équipe?
J'ai déjà travaillé plusieurs fois avec une partie de l’équipe, et avec Iwan Wassilevski et Damien Liger, nous formons déjà un trio bien rodé. Ce qui me plaît particulièrement, c'est la force interdisciplinaire de cette œuvre. C'est très différent d'une production purement théâtrale ou lyrique. Ici, il y a une grande diversité sur scène: des interprètes de comédie musicale, de théâtre et d'opéra se côtoient. Ce n’est donc pas une troupe typique de comédie musicale, et c'est très important pour moi. Au contraire, ce sont des personnes qui voient au-delà de leur propre métier. Ils ont tous·tes une grande curiosité, sont fasciné·e·s par l'art et très intéressé·e·s par l’idée d'élargir leur propre domaine grâce aux autres. Et soudain, tout le monde fait tout. C'est quelque chose qui caractérise ce type de production. Cela est bien sûr déjà prévu dans la pièce, mais cela résulte aussi de la composition de cet ensemble. Nous avons réussi à réunir neuf personnes pour les rôles de solistes, dont chacune et chacun apporte sa propre personnalité, son histoire, ainsi que son parcours artistique et personnel. On le sent, on l'entend, on le voit, et dès les répétitions, cela se révèle être une richesse dans laquelle on peut puiser. En tout cas, il est fascinant de découvrir avec quelle énergie l'ensemble se plonge dans cette œuvre, mais aussi quelle énergie la pièce libère en chacun·e de nous. L'objectif est que cette énergie se transmette ensuite au public.
Olivier Tambosi
Mise en scène et décors
Né à Paris, Olivier Tambosi a étudié la philosophie, la théologie et la mise en scène d'opéra à Vienne. En 1989, il a fondé la première troupe d'opéra indépendante d'Autriche, la «Neue Oper Wien», dont il a assuré la direction artistique jusqu'en 1993. Il a ensuite été directeur artistique du théâtre musical à Klagenfurt jusqu'en 1996. Depuis 1997, il est actif au niveau international en tant que metteur en scène d'opéra, avec entre-temps plus de 130 productions dans le monde…
«La pièce vit avec son temps»
Le chef d’orchestre Iwan Wassilevski à propos de «Cabaret»
Qu’est-ce qui vous fascine dans «Cabaret»?
Les personnages de la pièce, sa réalisation musicale, sa profondeur et son intensité dramatique. Ce n'est pourtant pas la première comédie musicale à aborder des thèmes dramatiques. On dit souvent de la comédie musicale d’être simplement du divertissement, et il est vrai que cela s’applique à de nombreuses œuvres. Finalement, le genre tire son origine du vaudeville, qui était effectivement un divertissement. Mais cela a en partie beaucoup évolué. Il ne faut pas oublier qu'avant «Cabaret», il existait déjà de très grandes comédies musicales comme «West Side Story» ou – seulement deux ans avant «Cabaret» – «Anatevka» ou «Fiddler on the Roof», qui n'étaient pas de simples divertissements non plus. Malgré son humour, «Anatevka» traite des pogroms et de la persécution des Juifs. Ainsi, le fond sérieux de «Cabaret» n'est pas une véritable nouveauté. De toute façon, il est important de noter qu’en Amérique, personne n’aurait l'idée de considérer la comédie musicale comme un simple divertissement. Il est vu comme un genre national, une forme d’art dont ils sont très fiers et qu’ils prennent très au sérieux.
Comment décririez-vous le style musical de «Cabaret»?
Il est très varié. Tout d'abord, il remonte aux années 1930, ou même aux années 1920. A l'époque, Berlin était marqué par de nombreuses influences américaines, comme le ragtime, le jazz, les morceaux de piano et aussi le swing, avec les big bands par la suite. Même les opérettes en étaient influencées, tout s'y mélangeait souvent, de la valse au jazz. Le style berlinois de l'époque était donc en réalité un amalgame. Dans les années 1960, les auteurs américains sont quasiment retournés dans ce Berlin de 1930 pour recréer son style. Kurt Weill, figure emblématique de la scène musicale, y joue un rôle important. Cet Allemand, qui a vécu en France puis aux États-Unis, s’est imprégné de styles très différents qu’il a ensuite mélangés. Les auteurs de «Cabaret» ont aussi été influencés par lui. Mais le meilleur, c'est que l'ancienne épouse de Weill, Lotte Lenya, qui avait également joué dans plusieurs de ses œuvres, a incarné Fräulein Schneider à Broadway dans «Cabaret». La musique de cette partie est bien influencée de Kurt Weill. C'est vraiment incroyable de voir comment de tels cercles se referment et comment cela se reflète, qui influence qui. Mais pour en revenir au style: il intègre donc les influences musicales de l'époque de l’intrigue. Cependant, il y a aussi des musiques typiques des années 1960. Et ce n'est pas tout, car de nouvelles chansons ont également été ajoutées au film de 1972. Aujourd'hui incontournables, elles appartiennent pourtant incontestablement à une époque musicale plus tardive. Plus encore, dans les années 1980 et 1990, de nouveaux arrangements ont vu le jour, comme la version orchestrale réduite de Chris Walker. Ces arrangements avec des distributions plus réduites, sont en quelque sorte plus contemporains. En fait, on a l'impression que la pièce évolue avec son temps, qu'elle se développe, qu'elle change.
En quoi cela se traduit-il?
Je pense que cela a un rapport avec la visée, le contenu de la pièce et aussi la manière dont elle est perçue. Dans les années 1960 et 1970, le facteur divertissement avait une plus grande importance. Cela se remarque en écoutant les enregistrements originaux de Broadway et en regardant le film avec Liza Minnelli. A l'époque, les spectateur·rice·s cherchaient avant tout à se divertir, d’où ces distributions opulentes avec des ballets de serveurs, beaucoup de danseuses, etc. Un peu dans le style du Friedrichstadt-Palast, le grand théâtre de revue berlinois, avec ses spectacles fastueux. Tout était un peu trop beau, un peu trop glamour. On partait du principe que les temps de la famine, de la misère, de la montée du nazisme étaient révolus. Quelques décennies plus tard, l'accent est différent. On essaie véritablement de remettre en question ce divertissement et de se pencher à nouveau sur la misère. Ce n'est alors plus pompeux. Mais l'intensité de la pièce est affûtée, l'accent est exacerbé et cela correspond beaucoup mieux aux années 1990, époque où la version de Chris Walker a par exemple été créée, voire encore davantage à notre époque.
Les sonorités sont-elles différentes?
Oui, il n'y a pas de cordes dans l'orchestre, seulement des vents, mais surtout beaucoup de percussions. Les percussions deviennent l'élément moteur de l'ensemble. Souvent, on ne trouve pas de cordes dans un orchestre de comédie musicale. Il ne faut pas oublier qu'en plus de la raison dramaturgique – tout devient plus compact, plus intense – de tels arrangements ont certainement aussi une raison pragmatique. En effet, avec une distribution réduite, on peut jouer la pièce partout, sans grand orchestre. C'est désormais typique de presque toutes les comédies musicales de Broadway, par exemple. «Cabaret» devient ainsi plus authentique. C'est censé être le club le plus branché de Berlin – mais pas le Friedrichstadt-Palast.
La réduction de l'orchestre a-t-elle des répercussions sur la distribution des rôles sur scène?
Pour équilibrer le son, c'est évidemment un peu plus facile. On est également plus libre dans le choix des voix, ce qui permet de mettre davantage en avant le côté théâtral. La manière dont on raconte et interprète la pièce est vraiment très importante. Beaucoup d'éléments se développent au cours des répétitions, et l'interprétation est bien plus liée au décor que dans d'autres pièces. Il est absolument essentiel que le chef d'orchestre et le metteur en scène travaillent en étroite collaboration dès le début. Je suis donc très heureux qu'Olivier ait participé aux répétitions musicales. Le véritable défi pour la distribution sur scène est qu'ils doivent, d’une part, énormément jouer, mais que tout doit, d’autre part, rester musicalement impeccable. Les voix doivent être convaincantes, car il y a des numéros que le public connaît et attend, et ceux-ci doivent être non seulement parfaitement chantés, mais aussi correspondre à l'état d'esprit des personnages. Le dernier numéro, intitulé «Cabaret», en est l'exemple parfait. Il s'agit en fait d'un numéro de spectacle, mais il est interprété par une Sally Bowles qui, à ce moment-là, est totalement effondrée et anéantie. Le morceau swingue et s'oriente à nouveau un peu vers un spectacle, mais il s'agit bien malgré tout d'un numéro que l'on ne peut, ni ne doit chanter seulement joliment. C'est déjà un défi en soi. Mais avec Roxane Choux, nous avons une Sally tout à fait remarquable, avec laquelle nous avions déjà travaillé pour «Sweeney Todd».
Vous êtes tous·tes devenu·e·s entretemps une équipe de rêve...
La collaboration avec Olivier et toute l'équipe est vraiment un coup de chance. Travailler comme directeur musical avec un metteur en scène de ce calibre – ici, au TOBS!, c'est déjà la troisième production et, au total, notre quatrième projet ensemble – est extrêmement satisfaisant. Je ne peux que me réjouir de cette collaboration si étroite. Je n’ai jamais à me demander s'il a remarqué ceci, s'il a entendu cela, ou s'il prend bien en compte la musique et les chanteur·rice·s... Tout cela est toujours présent. Et bien sûr, il en va de même avec l'équipe de scène. Christiane et Christian doivent être mentionnés ici en particulier, mais j'ai aussi déjà travaillé avec d'autres de l’équipe. Le fait que nous nous soyons réunis il y a quelques années et que nous formions presque une compagnie de comédie musicale, avec à peu près les mêmes personnes qui jouent si bien, chantent si bien et ne cessent de progresser – c'est vraiment beau.
Iwan Wassilevski
Direction musicale
Iwan Wassilevski a étudié la clarinette (diplôme de soliste auprès de Kurt Weber) et la direction d'orchestre (études et post-diplôme auprès du professeur Johannes Schlaefli) dans les hautes écoles de musique de Sofia, Berne et Zurich. Ce musicien polyvalent a donné d'innombrables concerts de clarinette et dirigé des orchestres dans différents pays (notamment l'Orchestre de chambre de Zurich, l'Orchestre national de la radio de Bucarest, l'Orchestre de chambre de la Montagne…